Le Monde Diplomatique, 5/1964
APRES SEPT ANS D’INTERRUPTION
C’est une nouvelle diplomatie égyptienne qui renoue avec la France
Avant la révolution de juillet 1952, les chancelleries étrangères étaient très sensibles au fait de voir les diplomates égyptiens, parfaitement au courant des protocoles les plus stricts qui régnaient aussi bien a la cour de Hindenburg qu’a celles de George VI ou Gustave de Suède, exécuter avec aisance la « valse viennoise » goutant Balzac, citant Kipling, sachant parler l’anglais avec l’accent le plus snob d’Oxford.
Mais cette façade du genre « art abstrait » ne représentait en réalité qu’une « aristocratie » où l’origine turque et les yeux bleus constituaient les signes extérieurs de noblesse. Il ne fallait pas parler à ces « excellences » de la condition humaine du fellah égyptien ; ils ne l’avaient jamais vu, et pour eux, il s’agissait la d’un sujet « délicat ». En fait, ces diplomates représentaient des gouvernements à qui l’autorité avait échappé depuis fort longtemps pour se refugier au quartier de Dobara, où résidaient traditionnellement les ambassadeurs de Sa Majesté britannique.
Nombreux sont les Egyptiens qui n’ont pas encore oublié le jour du 4 février 1942, lorsque les chars britanniques entourèrent le palais Abdine pour imposer au roi Farouk un président du conseil « convenable »… ni Sir Miles Lampson, qui se bouchât ostensiblement les oreilles tandis que le premier ministre Nokrachy tentait, en 1946, de lui parler des revendications nationales égyptiennes. En raccompagnant son hôte l’ambassadeur britannique ne cessait de répéter : « Je n’ai rien entendu, pacha… »
On mesure le chemin parcouru en dix ans si l’on songe qu’à l’automne 1956 le président Gamal Abdel Nasser menaçait de chasse de son bureau l’envoyé de la plus grande puissance mondiale parce que celui-ci voulait lui remettre une note jugée « offensante ».
Par ALY EL SAMMAN
Tout a commencé par la signature en 1954 de l’accord anglo-égyptien sur l’évacuation des bases militaires de la zone du canal, problème qui avait provoqué sous le régime monarchiste tant de crises politiques et d’effusions de sang. On a pensé alors qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir dans les relations entre l’Egypte et l’Occident.
Mais le refus de nombreux pays occidentaux de fournir du matériel militaire à l’armée égyptienne – tout en laissant Israël renforcer son potentiel – a fini par décourager le regimbe égyptien qui fut amené en 1955 à conclure une transaction d’armes avec la Tchécoslovaquie. La signature de ce contrat marque un tournant dans l’histoire de l’Egypte : elle faisait en effet éclater le monopole des fournitures que détenait l’Occident et annonçait le prochain retrait de l’Egypte de la sphère d’influence occidentale.
Cette même année vit, à Bandoung, l’Egypte prendre sa place dans le monde afro-asiatique et affirmer son adhésion au neutralisme, qui est devenu aujourd’hui le principe fondamental de la diplomatie nassérienne. C’est encore à 1955 que remonte la déception américaine devant le refus égyptien d’adhérer à un pacte militaire. A cette époque, M. Dulles, apôtre de la « pactomanie » considérait le neutralisme comme une attitude immorale, un refus de choisir entre le bien et le mal.
Cette détérioration des rapports avec l’Occident devait coïncider avec la pénétration des pays communistes au Proche-Orient, en tant que fournisseurs d’armes et soutiens du nationalisme arabe en lutte contre les pactes militaires.
Ainsi s’acheminait-on graduellement vers la dramatique affaire de Suez. Les relations internationales et les conséquences diplomatiques en sont connues, dans l’ensemble. Par contre, on ne sait encore que peu de chose sur les résultats de cette aventure à l’intérieur de l’Egypte et du monde arabe. Elle permit d’abord de faire une sérié de découvertes, dont la principale fut celle de l’existence d’une alliance sacrée entre le peuple égyptien et un homme, le Zaim, qui se montra capable de sentir, guider et dominer les sentiments d’un peuple dans les moments les plus graves de son histoire.
Une diplomatie révolutionnaire mais équilibrée
Après Suez, la diplomatie égyptienne allait prendre un nouvel élan, tant sur le plan des relations arabo-africaines qu’en ce qui concerne la politique à suivre envers les grands blocs.
Avec la création de la République arabe unie en 1958, les rapports entre l’Egypte et le reste du monde arabe sortirent du domaine de la diplomatie au sens classique du terme pour devenir presque une politique nationale…. Une affaire « intérieure ». Certes l’objectif unitaire et les premières mesures de caractère socialiste en R.A.U. ne manquèrent pas de provoquer une violente réplique de la part des régîmes réactionnaires, mais en mémé temps la cristallisation d es forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires remettait en question le problème des frontières entre Pays arabes, de plus en plus fréquemment jugées artificielles.
Quant à la politique africaine du Caire, elle se développe selon des « normes révolutionnaires » qui conduisirent notamment l’Egypte à assumer un rôle de promoteur, plus que de simple participant, dans la série des congrès qui, du Caire à Accra, en passant par Casablanca, prêchaient un anti-impérialisme militant. Alliée de Patrice Lumumba dès la première heure, la .RA.U. a mené par-delà le drame congolais une lutte à outrance contre le néo-colonialisme.
Cependant ni les accords conclus avec l’Est ni la combativité de la politique arabe et africaine n’aboutirent jamais à une véritable rupture avec l’Ouest. D’une part l’Allemagne occidentale a su maintenir sa présence et en quelque sorte concurrencer celle de l’Est ; d’autre part l’Italie appliqua une politique de coopération dans tous les domaines avec Le Caire, dont le mérite revient en grande partie au président Fanfani.
Moscou ne devait pas tarder à découvrir, durant la même période que, malgré l’aide importante accordée à la R.A.U. , l’Est n’avait pas plus de chances que l’Ouest d’influencer la politique extérieure ou intérieure du président Nasser. Les exemples illustrant cette volonté d’indépendance ne manquent pas : ainsi l’Egypte refusa d’accorder son soutien au projet de « troïka » de M. Khrouchtchev à propos de la réorganisation du secrétariat des Nations Unies, et il en fut de même du projet de désarmement discuté à la conférence de Belgrade. Plus récemment, le président Nasser a dit ce qu’il pensait de l’opportunité de l’installation des bases russes à Cuba.
Enfin, même avec la France, les relations n’ont pas été totalement rompues puisque le bureau de l’éducation nationale de la R.A.U. avenue d’Iéna, n’a jamais fermé ses portes, assurant ainsi une continuité dans les échanges culturels. Les étudiants égyptiens sont demeurés nombreux dans les universités françaises, juristes et économistes enlevant pendant la seule période de rupture quelque dix prix de la meilleure thèse à Paris et à Rennes. Dans le même temps, en R.A.U. des centaines de professeurs et instituteurs continuaient de témoigner par leur présence des traditions libérales du corps enseignant français.
L’arrivée du charge d’affaires de la R.A.U. dans la capitale française marque l’ouverture d’une nouvelle phase dans les relations entres les deux pays. Paris, fenêtre ouverte sur l’Afrique et le Maghreb, leur offre bien des perspectives d’épanouissement qui n’échapperont ni à M. Gamal Mansour ni au jeune et dynamique diplomate qui l’accompagne M. Salah Bassiouni, déjà familiarisé avec le problème franco-arabe.
Les soldats inconnus qui ont travaillé avec patience et discrétion au rapprochement du Caire et de Paris peuvent aujourd’hui constater avec satisfaction que leur œuvre n’a pas été stérile.
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